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Introduction

Un puits de lumière dans les entrailles d’un canyon, en noir et blanc : voilà à quoi ressemble la photo la plus chère du monde. L’image, intitulée “Phantom”, a été acquise pour 6,5 millions de dollars (environ 5,24 millions d’euros) par un collectionneur anonyme. Son auteur, un Australien du nom de Peter Lik, pulvérise le record de 4,3 millions de dollars précédemment établi par Andreas Gursky.

Qu’a donc poussé le mystérieux acheteur à casser sa tirelire pour cette image, convertie en noir et blanc après une première version rouge saturé ? Probablement la silhouette fantomatique qu’on discerne, avec un peu d’imagination, dans la poussière lumineuse vue par Lik dans ce passage d’Antelope Canyon, en Arizona.

L’image, pourtant, ne suscite pas un enthousiasme débordant chez les commentateurs. “Elle ressemble à un banal poster d’hôtel chic”, juge Jonathan Jones, blogueur sur le site du “Guardian”. Pire, “des images similaires sont disponibles gratuitement sur le web”, souligne cruellement le site IBT Pulse.

 

Tentative de définition d’une photographie d’art

 

Dans l’univers exubérant de l’art contemporain, il est aisé de prétendre de faire de n’importe quoi une œuvre d’art. Heureusement il reste encore quelquefois une sensibilité collective qui interdit que toute chose soit de l’art. Mais il s’agit le plus souvent d’une intelligence de survie, développée par l’idée intuitive selon laquelle plus rien ne saurait être de l’art si tout l’était.Dans ce contexte où il est à la fois si difficile de se construire une niche au sein de l’art et où un rien suffit pour y trôner, la photographie est de mieux en mieux acceptée comme un mode d’expression artistique à part entière. Ne tentons pas ici de définir ou de justifier quelles photographies et quels critères constituent les canons de la photographie d’art. Cette entreprise serait vaine faute de temps, de recul… Au fond la question serait peut-être mal posée car voilà plus de 150 ans que les artistes tentent de se libérer du regard sévère de l’Académie. D’ailleurs il n’est pas rare de trouver sous l’étiquette « photo d’art » une simple compilation de nus du sensuel au pornographique en passant par l’érotique, de portraits prouvant seulement un maniement adroit de l’appareil, de flous plus ou moins maîtrisés ou à propos, de natures mortes plus ou moins vivantes et trop souvent fades et tout un ramassis d’objets insolite. Méfiance. Il ne suffit pas d’oser, de maîtriser ou d’être original pour faire de l’art, il faut ces trois compétences à la fois plus une sensibilité et un je-ne-sais-quoi d’intime et de personnel qui rendent l’artiste unique auteur capable de sa production.

Une fois fait ce regrettable constat, il faut se rendre à l’évidence et considérer finalement qu’une définition objective, bien qu’imparfaite, de la photographie d’art ne peut guère dépasser la suivante : la photographie d’art est celle des musées d’arts moderne et contemporain. L’importance incontournable des institutions culturelles, trop souvent en retard sur leur époque (car, au fond, un musée stocke et conserve un patrimoine, un renom déjà acquis et reconnu) est bien décevante. Dans le même état d’esprit, il faudra admettre que la photographie d’avant-garde est celle des artistes vivants proposés par les galeries. Elle est donc soumise à l’étroit carcan du marché spéculatif de l’art. Néanmoins il faut croire que, mis à part une frange d’acheteurs snobs et fortunés, le public et les clients de ces galeries réagissent par goût face à l’œuvre.

Ces quelques réflexions montrent déjà combien il est ardu de donner une définition de l’art en photographie satisfaisant à la fois les réalités des musées qui rassemblent le passé pour l’avenir, du marché qui cherche la rentabilité financière, des experts (critiques, philosophes, intellectuels …) qui sont parfois trop catégoriques, des photographes qui donnent souvent une trop grande place à la technique, des amateurs avertis qui cherchent des repères et des références et du grand public, victime des médias populaires et des icônes modernes.

 

Art, photographie et influences

 

D’une manière très générale, ces acteurs s’influencent mutuellement de façon plus ou moins autoritaire ou justifiée, en se positionnant autour de l’œuvre et du jugement esthétique (figure ci-dessous). Ainsi l’artiste crée l’œuvre, expression de sa perception, de sa réalité, de sa sensibilité. Le discours implicite porté par l’œuvre est ensuite perçu par le spectateur, le public qui apprécie et juge. La réaction du public est sa réponse et instaure un dialogue esthétique avec l’artiste. Cette conversation sensible de non-dits est fortement influencée par l’environnement où musées, marchés et experts se disputent pour posséder la « vérité ». Le musée, en « éduquant » le spectateur, lui transmet les canons académiques de l’art d’aujourd’hui. Mais spectateurs et musées sont par ailleurs acteurs du marché, ce même marché qui oriente le travail de l’artiste qui souhaite vivre de sa production. Quant aux experts, c’est à eux que revient la lourde tâche de permettre à l’art de progresser en assouplissant les visions des institutions culturelles et économiques.L’œuvre photographique, en tant qu’œuvre d’art, participe à ces processus mais, auprès du grand public, elle souffre en outre des conditions de sa naissance, de son histoire et de ses usages. En effet, la technique photographique est un enfant des révolutions scientifiques et techniques du XIXème siècle. Elle est présentée encore aujourd’hui comme le résultat d’une prouesse technologique, fruit de longues recherches technologiques. L’optique de plus en plus précise, les composants électroniques de plus en plus petits et puissants, l’informatique démocratisée entretiennent l’idée que faire de la « belle photographie » est une question… d’argent, pour acquérir du matériel digne de ce nom, et de patience, pour étudier les manuels techniques de la photographie et mettre en pratique des « recettes ». En somme, ce contexte pousse à croire que « photographier c’est comme conduire, il suffit d’apprendre et de garder les yeux ouverts. »

 

Mais où est la photographie d’art ?

 

Les images photographiques sont omniprésentes : magazines, reportages, publicités, romans-photos, mode, presse people, imagerie scientifique et médicale, photos de vacances et de famille, cartes postales… Ces usages divers et multiples donnent à la photographie une dimension ordinaire. Quiconque peint ou dessine un pot de fleurs pense « faire de l’art » même si le résultat n’est pas de « l’art ». Pour beaucoup il devient complètement incongru de prendre ce même pot en photo : « c’est trop facile ». Pourtant la difficulté n’a rien voir avec la créativité : qui sait tenir un stylo ne sait pas pour autant écrire un roman de qualité, qui sait manipuler un appareil photographique ne sait pas forcément créer une image sensible, une vision nouvelle et singulière de notre monde.Les images photographiques sont omniprésentes et la photographie d’art est partout, diluée dans presque tous les genres, tout dépend de l’intention du photographe et de l’usage premier du cliché. Ainsi si l’image est créée et montrée en tant que symbole, que synthèse d’une situation, d’un sentiment, si elle rassemble tout un discours, elle s’inscrit alors parmi les photographies d’art.

Cette définition tout à fait subjective de la photographie d’art paraît bien plus satisfaisante que celle qui s’appuie sur le choix des musées et des galeries (1ère partie de cet article, Tentative de définition d’une photographie d’art). De plus elle est conforme au jeu de l’art contemporain qui prétend avoir fait fi de la recherche d’universalité et dont la principale fonction est l’expression artistique, c’est-à-dire une forme hypersubjective et hypersensible de communication dans laquelle l’interprétation est indispensable.

Avec cette approche, la photographie d’art s’inscrit résolument dans l’art contemporain. La photographie d’art devient celle qui s’accompagne de ou crée un discours ou plutôt des discours car si l’œuvre ne devait proposer ou suggérer qu’une vision unique, le mode d’expression artistique ne serait qu’un artifice fastidieux, pompeux et inutile. Si le but est de transmettre une idée et de la défendre, le langage des mots, écrit ou parlé, semble plus honnête et plus précis. La force de l’œuvre d’art est donc sa dimension sémantique multiple. Chaque photographie d’art expose une vision nouvelle d’une réalité, non pas avec un soucis de vérité comme la photographie est trop souvent perçue, mais avec l’ambition de révéler de nouvelles dimensions, de nouveaux regards.